L'automne à Oran-B.Senouci

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oran01L'automne à Oran

par Brahim Senouci

Rien de particulier à propos de l'automne à Oran. Juste une manifestation, une de plus, de la ronde sans fin des saisons et son cortège corollaire des discours convenus et mille fois entendus. La chaleur des étés, la rudesse des hivers, le désir de pluie de l'automne et du printemps, meublent les conversations quotidiennes. En Algérie, plus qu'ailleurs, la ronde des saisons est indifférente au monde qu'elle enserre, un monde sans surprise, sans relief apparent, un monde d'une désespérante immuabilité. Elles courent le long d'un paysage figé, atone. Elles enjambent nos peurs, se rient de nos angoisses, n'ont pas un regard pour ce futur noyé qui prend place dans une barque pourrie, ni pour ce chômeur qui se consume dans l'incendie qu'il a lui-même allumé. Elles survolent les BIDONVILLAS des nouveaux riches, reconnaissables à leurs couleurs cramoisies, leurs toits de pagodes bouddhistes avoisinant des donjons de manoirs moyenâgeux. Révérence gardée pour le minuscule filet de culture arabo-musulmane dont ils se croient les héritiers, leurs propriétaires parsèment donjons et pagodes de zelliges bleues et d'arabesques qui ne manquent sans doute pas d'intriguer Bouddha autant que les fantômes de Du Guesclin ou de Godefroy de Bouillon. Enfin, paix aux mânes des bâtisseurs de l'Alhambra et demandons-leur pardon, pour les prédateurs pansus qui tentent de les imiter avec la grâce de l'éléphant de mer simulant l'envol de l'aigle… Les saisons de l'absence… Il y a vingt ans, les saisons se succédaient dans le même ordre immuable, sans se soucier de l'odeur de mort qui flottait sur l'Algérie. Alloula a été enterré au printemps. Un vent furibond, impertinent, balayait les larmes des visages. Des hommes politiques venus d'un autre siècle débitaient les banalités d'usage. Depuis, les cimetières se sont remplis. Il a fallu les agrandir à la diable. Voilà qu'ils dévalent d'improbables pentes, voilà que les tombes sont montées de guingois. Ils ressemblent aux bidonvilles des vivants. Dans ces derniers, les facteurs s'égarent. Pas de noms de rues ni de numéros. Dans nos cimetières, impossible de nous recueillir sur nos morts. Ils n'ont pas d'adresse non plus ni de numéro. Ils s'entremêlent dans le grand tout anarchique. Dans nos grandes villes, c'est moins tragique. Un semblant d'ordre y règne. A Oran, on peut saluer Alloula, Mhammed Ferhat, et bien d'autres. Les saisons du recueillement… Les occasions ne manquent pas. Il y a bien sûr les fêtes religieuses. Mais il y a bien longtemps qu'elles ont perdu leur dimension mystique. Aujourd'hui, elles occasionnent des tracas très terrestres. Ainsi, la principale préoccupation qui rythme l'arrivée de l'Aïd El Adha est de trouver l'argent pour acheter le mouton. Il faut que celui-ci soit parfait, ni trop gras, ni trop maigre. Une fois le sacrifice accompli, on examine ses entrailles, non pour y découvrir des symboles cachés, mais pour s'assurer de la qualité du foie, du cœur, des rognons… Il y a aussi les commémorations d'événements qui ont scandé notre histoire. Mais qui dira la profondeur de l'ennui, du sentiment de vide qui habille ces journées sans fin, les rues envahies par les badauds désœuvrées ? Un étranger de passage percevrait-il l'âme d'un peuple, le souffle de l'Histoire en assistant au spectacle qu'offrent nos villes à ces occasions ? L'air se remplit-il de la présence de nos millions de martyres, sacrifiés, enfumés, emmurés, torturés, acculturés, pour que nous puissions connaître un sort plus favorable que le leur ? Notre ciel, nos montagnes, nos ravins racontent-ils le geste de nos aïeux, les souffrances de notre peuple avili, déstructuré, dépossédé de son être culturel, méprisé, n'étant toléré que comme un élément d'un décor familier ? Non… Les saisons de l'humiliation… Oui, je me répète. Mais comment y échapper ? Il est beaucoup question de décapitation ces derniers temps. A chaque fois qu'il en est question, je ne peux m'empêcher de revenir encore et toujours à l'image de ces vieux cartons pourrissant au fond d'une cave du Musée de l'Homme à Paris. Ces cartons contiennent les têtes de résistants algériens de la tribu des Zâatchas, non loin de Biskra. Cette tribu s'est soulevée contre l'oppression coloniale en mai 1849, sous la direction de Cheikh Bouziane qu'on appelait à l'époque « le maître de l'heure ». L'armée coloniale intervient. Elle a reçu l'ordre de réduire par tous les moyens cette sédition. Elle emploiera en effet tous les moyens. Le massacre a été total. L'historien Alfred Nettement en témoigne : « L'opiniâtreté de la défense (de Zaatcha) avait exaspéré les zouaves. Notre victoire fut déshonorée par les excès et les crimes […] Rien ne fut sacré, ni le sexe ni l'âge. Le sang, la poudre, la fureur du combat avaient produit cette terrible et homicide ivresse devant laquelle les droits sacrés de l'humanité, la sainte pitié et les notions de la morale n'existaient plus. Il y eut des enfants dont la tête fut broyée contre la muraille devant leurs mères ; des femmes qui subirent tous les outrages avant d'obtenir la mort qu'elles demandaient à grands cris comme une grâce. Les bulletins militaires insistèrent sur l'effet que produisit, dans toutes les oasis du désert, la nouvelle de la destruction de Zaatcha, bientôt répandue de proche en proche avec toute l'horreur de ces détails. […] ». Tous les habitants de Zaatcha ont été massacrés, sans exception, y compris les femmes et les enfants. Cheikh Bouziane, Moussa et Lahcène, capturés par les zouaves du commandant Lavarande, sont exécutés sur ordre du général Herbillon et leurs têtes exposées sur la place du marché de Biskra, afin de faire taire la rumeur de leur invulnérabilité et faire cesser la rébellion dans la région. Cet épisode est resté dans l'ombre. L'Algérie officielle n'a fait aucune démarche pour exiger la récupération des restes de ces résistants. Elle n'a fait aucune allusion à une éventuelle démarche. Aucune visite d'un officiel français n'a donné lieu à l'expression d'une demande publique de rapatriement des têtes. Le mépris dans lequel est tenu le peuple englobe aussi les morts, englobe aussi ceux qui ont donné leurs vies pour le pays. Notre Etat n'a pas eu la grandeur d'un Mandela (à l'impossible nul n'est tenu !) qui a contraint la France à se défaire de la Vénus Hottentote, ni celle des militants néo-calédoniens qui ont exigé et obtenu le retour des restes de leurs aïeux qui avaient commis le crime de refus de la soumission à la France coloniale. Les saisons de l'espoir… Je refuse le chant du désespoir. Cela fait des décennies que nous brodons sans fin sur notre nullité, notre « incapacité structurelle » à nous organiser. Cela fait des décennies que notre élite s'ingénie, dans sa grande majorité, à expliquer à notre peuple qu'il n'y a rien à faire parce qu'il est par nature sale, veule et voleur. Il l'est sans doute, pour l'heure. Mais il n'est pas assigné pour l'éternité à reproduire ce schéma mortifère. Cela fait des décennies que nous abreuvons nos enfants du lait venimeux de l'inéluctabilité de l'échec, des décennies que nous leur apprenons qu'il est impossible de changer un ordre des choses qui nous cantonne dans un rôle subalterne, qui nous promet une fin inscrite dans les astres. Le désespoir a bon dos. Il est l'autre nom de la peur, de la lâcheté, de la soumission. Commençons par cesser de nous inventer des patries de substitution, de civilisations de substitution, de langues de substitution, de cultures de substitution. Redécouvrons le substrat que nous partageons et partons de ce substrat pour nous réinventer, de concert avec notre imaginaire, notre âme, notre peuple. Refusons cette dialectique déterministe de la fatalité si nous voulons un autre horizon que la rondeur des jours, le cycle sans fin des saisons. « Les saisons reviennent toujours, sauf lorsqu'on est mort » 
   

PUBLICATION DU Pr KHELIL .2

Curieux endroit qu'a choisi le Pr KHELIL pour situer le déroulement de son histoire. Ce choix en réalité n'est pas fortuit: ce phénomène de la file d'attente révèle l'un des malaises chroniques que ressent le citoyen algérien. Pour les deux acteurs de ce roman ce lieu constitue l'observatoire idéal pour scruter, observer et sentir physiquement le resenti de ce malaise social. Le dialogue des deux amis, l'un agronome l'autre journaliste, passe en revue tous les problèmes qui empoisonnent la vie quotidienne de l'algérien. Dans l'épilogue l'auteur propose des solutions basées sur des études scientifiques qui doivent accompagner une réforme en profondeur de notre système socioéconomique et donc politique. Comme d'habitude chaque publication du Pr KHELIL constitue une nouvelle contribution positive  au débat national.A.B

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