Le noeud gordien algérien-M.Benchenane-B.Senouci

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algerieLe noeud gordien algérien (première partie)

par Mustapha Benchenane * & Brahim Senouci **

L'idée de ce document est née d'un désir de mettre en commun les réflexions que nous inspirent les difficultés que doit affronter l'Algérie pour reprendre en main son destin. 

Une incitation supplémentaire nous vient du constat que l'écrasante majorité des articles publiés dans la presse algérienne sont signés par une seule personne. Nous avons donc choisi d'écrire cette contribution à quatre mains et nous invitons celles et ceux qui le souhaitent à réagir à sa lecture, en la critiquant, en proposant des amendements, voire même à produire des textes complémentaires ou alternatifs. 

MAIS ENTRONS DANS LE VIF DU SUJET… 

Nous avons d'emblée choisi d'écarter les approches qui, bien qu'ayant fait la preuve de leur stérilité, continuent d'être utilisées. Ce sont : 

La déploration : «halte aux pleureuses», avons-nous envie de dire. S'il y a bien un comique de répétition (qui a le mérite de provoquer le rire), il y a aussi en Algérie un tragique de répétition qui consiste à faire tourner en boucle la complainte collective qui monte du pays. Non seulement ce tragique n'a aucun mérite mais encore il contribue à plonger chaque jour un peu plus la société dans un état d'affliction permanent, propice à la démission. L'écrasante majorité de nos concitoyens endossent le costume de la victime, donc du vaincu, sans s'interroger vraiment sur leurs responsabilités individuelles et collectives dans la situation qui est la leur, ni sur d'éventuelles initiatives de nature à changer le cours des choses. On préfère le confort du lamento à la difficulté de chercher, avec les autres, des voies de sortie. Peut-être choisissons-nous de ne rien faire parce que, en dépit de nos plaintes bruyantes, nous ne souhaitons pas vraiment de rompre avec un mode de vie qui nous dispense de nous aventurer sur des sentiers non balisés, qui nous permet somme toute de vivre, même chichement, en nous accommodant d'un système inique, corrompu, mais à la férule plutôt douce. 

La réécriture de l'Histoire : cette «stratégie» est largement utilisée par notre peuple pour justifier son impuissance. Elle consiste à aller chercher dans le passé immédiat les raisons du marasme actuel. Pratiquant l'uchronie sans le savoir, nos citoyens rivalisent d'imagination sur ce que serait l'Algérie si Abane Ramdane n'avait pas été assassiné, si l'Emir Abdelkader n'avait pas été trahi, si l' «intérieur» l'avait emporté sur l'«extérieur»… Comme il est impossible de changer le passé, ils en tirent souvent la conclusion qu'il n'y a rien à faire. Bien entendu, il n'est pas question de prendre à bras-le-corps les problèmes d'aujourd'hui («la réalité rugueuse à étreindre, selon Rimbaud»). Retour donc à la complainte originelle, résonnant comme l'aveu d'une impuissance consentie ! 

L'approche complotiste : une autre facilité, dictée par la défaite de l'intelligence, consiste à chercher ailleurs, toujours ailleurs, les artisans de notre malheur. Avec un manque cruel d'imagination, nous voyons pêle-mêle la main des sionistes, celle de l'ancienne puissance coloniale, de l'impérialisme étasunien… A l'évidence, l'approche naïve n'est pas de mise non plus. Il y a certainement des menées obscures contre notre pays, comme d'ailleurs contre d'autres pays dans le monde, occupant des positions stratégiques, largement pourvues par la Providence en ressources naturelles. Une démarche saine consisterait à chercher les causes objectives, endogènes, qui font de nous des cibles pour les inextinguibles appétits des puissances étrangères. 

Le peuple, méprisé, fantasmé : finissons-en avec les clichés éculés auxquels plus personne n'accorde de crédit, tels que ceux qui qualifient le peuple de «glorieux», «formidable»... Finissons-en avec le mythe de l' «unité» de ce même peuple dont on sait qu'il est travaillé par des forces centrifuges. Ces éloges ont été pertinents au temps de la guerre de libération, durant laquelle les Algériens ont accompli le miracle de la libération au prix de sacrifices inouïs. Cette période doit continuer de nous inspirer, pas de nous servir de cache-misère pour la situation dégradée que nous connaissons actuellement. N'oublions pas que le peuple a changé. Aujourd'hui, il est, sinon instruit, du moins alphabétisé. Il vit majoritairement dans les villes. Surtout, plus de 80% de la population n'a pas vécu la guerre de libération. A cet égard, la manière dont est «transmise» la mémoire de cette épopée est tout simplement criminelle. Pervertie par les mensonges et les omissions, instrumentalisée par les pouvoirs successifs pour assurer leur pérennité, dépourvue d'épaisseur humaine, cette mémoire a été gravement décrédibilisée. Les récits hagiographiques sont reçus avec ironie et mépris. Le temps qui passe accompagne le glissement vers l'oubli, donnant de plus en plus de corps et d'ampleur au discours «nostalgérique» du «c'était mieux avant». Il se trouve en effet de plus en plus d'Algériens, nourris du lait venimeux de la haine de soi, pour déclarer haut et fort que «nous ne sommes pas faits pour être libres» et d'appeler de leurs vœux le retour de la coloniale sous une forme ou une autre. Ils nous expliquent doctement que ce peuple, immobile, paresseux, incapable de se libérer d'un pouvoir corrompu et incompétent, ne mérite que le mépris et ne peut vivre que sous la botte. Oubliés, oblitérés, occultés, les centaines de milliers de morts de la guerre d'indépendance, les 86% d'analphabètes que nous a généreusement légués la colonisation. Oubliés la misère, la famine, les camps de regroupement, les enfumades, les emmurements. Oubliés Sétif, Guelma, Kherrata, OuledRiah. Oubliées, les fêtes de village durant lesquelles des Européens endimanchés dansaient sur nos places sous nos yeux mangés par le trachome ! Il faut qu'il y ait débat, que nous pointions nos carences, que nous soyons sans complaisance envers nous-mêmes. Mais ce débat doit se faire à l'exclusion de ceux qui cultivent une quelconque nostalgie de l'époque coloniale, ceux qui dénient la qualité de bienfait à l'accession à la souveraineté. Quelle que soit leur gravité, aucun des problèmes de l'heure ne doit la remettre en cause ! 

Le dénigrement : Les Algériens sont des spécialistes du dénigrement, qu'ils ont tendance à confondreavec la critique. Celle-ci, consistant à émettre un jugement sur une situation, une œuvre, un événement, peut être négative mais aussi positive. Le dénigrement est d'une autre nature. Il noircit le tableau. Rien ne trouve grâce aux yeux de celles et ceux qui le pratiquent, des «esprits chagrins» comme on dit… Un non initié, se fiant aux apparences, éprouverait sans doute de l'admiration pour un peuple à l'esprit critique si «aiguisé» Il la mettrait sur le compte de son intelligence, sa lucidité, son haut niveau de conscience. Quelle erreur ! On s'apercevrait bien vite que les auteurs de ces discours si radicaux, si sévères, se conduisent de la même manière, voire pire, que leurs compatriotes qui subissent leurs foudres. De plus, ils ne manifestent pas la moindre velléité de changer ce qu'ils présentent comme une situation insupportable et qu'ils s'accommodent de ce qu'ils prétendent dénoncer… 

IL FAUT SORTIR DE CETTE COMPULSION 

Pour y parvenir, il convient de quitter le terrain du dénigrement pour adopter une démarche rationnelle. Celle-ci consiste à s'engager dans une démarche de résolution du problème en respectant une méthodologie, des techniques, le choix d'outils pertinents. Il est indispensable de distinguer un fait d'un jugement de valeur. Plus important encore, il convient de prendre conscience de la différence considérable entre l'expression d'une opinion et la capacité de procéder à une analyse. Ce genre d'expression est à la portée de tout le monde, quel qu'en soit le sujet. Produire une analyse suppose, en amont, la maîtrise d'un savoir, d'une méthodologie, ce qui permet de s'élever au-dessus des anecdotes au profit d'une approche transversale et parvenir à une théorie explicative de la réalité sans jamais la perdre de vue. 

Nous essaierons, dans cette réflexion, d'identifier les symptômes les plus alarmants, d'en déterminer les causes profondes et, enfin, de suggérer des pistes de réflexion vers des solutions. 

* Politologue, Université Paris-Descartes Sorbonne 

** Physicien, Université de Cergy-Pontoise 

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